Article paru dans Libération le 12 Juillet 2012
INTERVIEW Président de la commission d’enquête sénatoriale sur l’évasion fiscale, Eric Bocquet se dit «frappé» par ses observations, et présente ses premières préconisations.
Recueilli par DOMINIQUE ALBERTINIAprès plusieurs mois de travail, la commission d’enquête sénatoriale sur les paradis fiscaux se prépare à rendre ses conclusions. Son rapporteur, le communiste Eric Bocquet, se dit «frappé» par la complexité des mécanismes d’évasion fiscale, qui coûteraient plus de 40 milliards d’euros par an au budget de l’Etat. Il préconise notamment la publication d’une comptabilité pays par pays pour les multinationales, et la création d’un «Haut commissariat à la protection des intérêts financiers publics».
Quels sont les principaux enseignements de l’enquête de la commission ?
J’ai été frappé par l’extrême sophistication des procédés utilisés, que j’étais loin de mesurer. J’avais en tête l’image de valises de billets passées sur le lac Léman [à la frontière franco-suisse, ndlr] – un système un peu désuet, mais toujours en vigueur. Mais la mondialisation et les nouvelles technologies ouvrent de nouvelles possibilités pour l’évasion fiscale. Sur un site internet britannique, on peut créer une société en deux heures pour 125 livres [159 euros].
Grosso modo, l’évasion fiscale consiste, pour les entreprises, à localiser les pertes dans les pays à forte fiscalité, où elles sont déductibles des impôts, et les bénéfices dans les paradis fiscaux, où les impôts sont faibles, voire inexistants.
Quel est le rapport entre pouvoir politique et financier dans les paradis fiscaux ?
Ils sont proches, voire confondus! La City de Londres dispose d’une sorte de petit gouvernement local, qui a ses entrées à Bruxelles au même titre qu’un Etat, pour faire du lobbying. Autre exemple : à Jersey [île anglo-normande et paradis fiscal, ndlr], nous avons rencontré le consul honoraire de France. Il travaille dans la finance, un secteur qui emploie 25% du salariat de Jersey et produit 60% de son PIB. Mais il ne nous a pas dit d’emblée qu’il est le représentant de BNP dans ces îles !
Quel est le coût de l’évasion fiscal pour la France ?
Difficile à dire, car le phénomène est, par définition, opaque. On estime cependant qu’il se monte à 40 ou 50 milliards d’euros. Au niveau européen, l’ONG Tax Research le chiffre à 1 000 milliards, soit quatre fois le budget de l’Union. On pointe les fraudes grecques, mais il faut en ramener l’ampleur à celle de l’évasion fiscale !
Que reste-t-il des mesures prises contre les paradis fiscaux ces dernières années ?
Mon sentiment est que les paradis fiscaux ont senti passer le vent du boulet : sous pression, ils ont dû faire quelques concessions. Mais l’essentiel a été préservé. La Suisse, par exemple, a conclu un accord dit «Rubik» avec l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Les banques suisses font un chèque à Berlin et Londres pour compenser les impôts non-payés par leurs ressortissants usagers, mais préservent l’anonymat de ces derniers.
Nicolas Sarkozy avait annoncé que les paradis fiscaux, «c’est fini». En réalité, ce sera un très long processus, car ils se sont adaptés. On s’attaque à un monde parallèle impressionnant de complexité. Il ne faut pas se mentir : c’est du costaud.
Quelle est l’efficacité des «listes noires» mises en place par l’OCDE ou la France ?
On touche à l’un des principaux problèmes : celui de la définition des paradis fiscaux. Pour sortir de ces listes noires, il suffit de signer douze accords d’échange d’informations… y compris avec d’autres paradis fiscaux! [La liste française ne comprend plus que huit pays, ndlr]. La BNP peut donc affirmer qu’elle n’est plus implantée dans des paradis fiscaux, même si elle pratique toujours, de manière aggressive, l’optimisation fiscale, comme le montrent des documents internes que nous avons pu consulter. On joue sur les mots, on est dans l’hypocrisie.
Pour ma part, j’appelle paradis fiscal un territoire à fiscalité faible ou nulle, à l’opacité complète, n’exigeant pas de présence effective sur son sol pour yavoir une activité. Voyez les îles Vierges : 22 000 habitants, 450 000 entreprises !
Que préconise votre rapport ?
D’abord une définition commune des paradis fiscaux et de l’évasion fiscale. Puis la création d’un Haut Commissariat à la protection des intérêts financiers publics. Il devra être un outil de pilotage et de suivi, car il y a un manque de coordination évident entre les services existants. Une autre proposition importante est de mettre en place une comptabilité pays par pays : un bilan exhaustif de toutes les entités dans tous les territoires, avec leur chiffre d’affaires, le nombre de salariés, la fiscalité… Actuellement, on ne dispose pas de ces éléments.
Enfin, plus anecdotiquement, nous proposons d’envisager, à terme, la disparition des billets de 500 euros, car ils rendent plus facile de déplacer de grosses sommes d’argent liquide.
Surtout, la réponse doit être internationale. Y compris au sein de l’Union européenne, où deux pays, le Luxembourg et l’Autriche, bloquent les avancées en la matière. Alors que le Luxembourg donne des leçons de gestion des deniers publics à toute l’Europe via son Premier ministre, Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe.
Enfin, il faut faire monter la conscience citoyenne sur le sujet. Les gens doivent savoir que, pendant qu’on leur impose des sacrifices, d’autres s’en sortent bien mieux par des moyens illégitimes, voire illégaux.
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