Article paru dans Les Echos le 07 Juillet 2010
Malgré les attaques de Washington et de Bruxelles contre son sacro-saint secret bancaire, la Confédération helvétique demeure un Etat refuge pour de nombreuses entreprises. Comme Ineos ou Expedia, plus d’une centaine de compagnies – notamment asiatiques -devraient encore céder ces prochaines années aux sirènes d’une fiscalité allégée…
Les quatre tours circulaires de quatre étages sont en phase de finition. L’aire de stationnement n’est pas encore terminée et le vaste hall d’entrée est occupé par un camping-car et un petit hors-bord. C’est ici, dans l’immeuble numéro 1, que l’américain Transocean a installé son siège social fin 2008, pour des raisons fiscales. Le leader mondial du forage pétrolier offshore, qui se retrouve sous les feux de l’actualité depuis l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon au large de la Louisiane, n’a pas choisi Zoug par hasard. Ce canton est celui qui offre un des taux d’imposition les plus bas en Suisse. Un critère essentiel, semble-t-il, pour le groupe texan : jusque-là, ses bureaux étaient basés aux îles Cayman… Transocean n’est pas le seul à avoir récemment quitté les Caraïbes pour s’installer dans la Confédération. « Ces sociétés ont peur d’éventuelles mesures de rétorsion de l’administration américaine, explique Beat Rhyner, du département de promotion économique du Canton de Zürich. Pour ne pas se retrouver dans un paradis fiscal épinglé par l’OCDE, elles préfèrent venir chez nous. » La Suisse a toujours été une terre d’accueil des multinationales en quête d’une fiscalité légère. « 180 entreprises ont installé leur siège européen dans notre pays ces dix dernières années », souligne Daniel Küng, le directeur général de l’Osec, l’organisme qui aide les sociétés helvétiques à développer leurs activités à l’étranger. Le cabinet de conseil Arthur D. Little estime, pour sa part, que 269 entreprises ont transféré leur siège social dans le pays entre 2003 et 2009. La crise financière n’y a rien changé. Bien au contraire. « Notre pipeline de demandes est bien rempli, reconnaît Beat Rhyner. Nous sommes même étonnés par l’ampleur du phénomène. »
30.000 implantations à Zoug
Des exemples ? Le troisième groupe de chimie au monde, Ineos, a annoncé en mars son intention de transférer son domicile fiscal de la Grande-Bretagne vers la Suisse. Ce géant pesant 47 milliards de dollars de chiffre d’affaires compte ainsi économiser 450 millions d’euros d’impôts d’ici à 2014. Le spécialiste américain des réservations d’hôtels et de voyages sur Internet, Expedia, va, lui, s’implanter à Genève cet été. Les noms de ces compagnies viendront s’ajouter à la liste impressionnante de multinationales qui ont installé leur siège régional dans la Confédération. C’est le cas, entre autres, de Kraft, Burger King, Yahoo!, Google, P & G, Chiquita, McDonald’s, UPS, Gillette, Alcoa, Liebherr, C & A et Cadbury Schweppes. « Le flux s’est accéléré dans les années 1990 avec l’essor de la mondialisation », précise Beat Rhyner.
Zoug a clairement montré la voie aux autres cantons en ce domaine. « Nous avons révisé nos lois fiscales en 1947 mais il a fallu une quinzaine d’années pour que les multinationales commencent à venir chez nous, se rappelle Bernhard Neidhart, le directeur de la promotion au ministère cantonal de l’Economie. Dans les années 1960, six grands groupes sont arrivés, dont Johnson & Johnson. » En cinquante ans, le nombre de sociétés enregistrées dans cette région située tout près de Zürich est passé de 1.900 à… 30.000 ! Dans le même temps, sa population a plus que doublé pour atteindre 115.000 habitants. Ces compagnies ont bien évidemment été attirées par la faible fiscalité du plus petit canton suisse. Ses taxes pour les entreprises ne dépassent pas 16 % des bénéfices, et les groupes qui disposent d’une simple boîte aux lettres sont imposés à 9 %. Les gains en capital sont, quant à eux, exonérés. « La Suisse a aussi signé avec Bruxelles un accord qui permet aux sociétés d’être traitées, pour les dividendes, intérêts et redevances, comme les groupes européens, remarque Xavier Oberson, un avocat fiscaliste genevois. De nombreux accords du même type ont été conclus avec d’autres pays. »Des arguments qui séduisent les sociétés. « Mais cette fiscalité ne suffit plus à elle seule à convaincre des multinationales de s’implanter chez vous, fait observer Bernhard Neidhart. Elle vous permet tout juste de figurer sur la short-list des trois ou quatre dernières villes en lice avant le choix final. » La Suisse, en réalité, a d’autres atouts pour attirer les grands groupes.
Situé en plein coeur de l’Europe, ce pays dispose d’infrastructures d’excellente qualité. « L’abolition en juin 2007 des contingents en matière d’émigration avec l’Union européenne a également permis l’arrivée d’une importante main-d’oeuvre qualifiée qui était recherchée par les multinationales », note Sara Carnazzi Weber, une économiste du Credit Suisse. « La flexibilité du droit du travail permet par ailleurs à une entreprise de facilement cesser ou de redimensionner ses activités, au besoin par le biais de licenciements, souligne Daniel Loeffler, le directeur du service de la promotion économique de Genève.Et puis notre canton compte 40 % de résidents étrangers. Les expatriés apprécient cette atmosphère internationale. » Dans son classement annuel sur les métropoles mondiales offrant la meilleure qualité de vie, le cabinet Mercer a ainsi placé Genève à la troisième place, juste derrière… Zürich. Ces deux villes, comme Zoug, Lausanne et Fribourg, attirent encore 60 % des sièges sociaux de multinationales basées en Suisse. Mais cette proportion est appelée à chuter.
Une concurrence acharnée
« La concurrence entre les cantons pour séduire les entreprises étrangères s’est beaucoup développée ces dernières années », constate Xavier Oberson. Cette nouvelle tendance s’explique. « En 2005, la Banque nationale suisse a vendu une partie de ses réserves d’or et elle a redistribué un pourcentage de ses recettes aux cantons, raconte Sara Carnazzi. La plupart d’entre eux en ont profité pour rembourser leurs dettes et réduire leurs taxes afin d’être plus compétitifs. Entre autres pour attirer des sociétés internationales à la recherche d’une nouvelle implantation. » Les cantons d’Obwald et d’Appenzell Rhodes-Extérieures imposent par exemple les sociétés à un taux maximum de 13 %. Schwyz, Appenzell Rhodes-Intérieures et Nidwald sont également très généreux (15 %). Fribourg, où est installé Michelin, offre, lui, des possibilités d’exonération fiscale pouvant aller jusqu’à 100 % pendant dix ans pour les entreprises créatrices d’emplois à forte valeur ajoutée. « Ces baisses sont aussi une conséquence directe de la nouvelle concurrence provenant des pays de l’Est », ajoute l’économiste du Credit Suisse. Le taux d’imposition sur les sociétés atteint en effet tout juste 10 % en Bulgarie, 15 % en Lettonie et 16 % en Roumanie ou en Hongrie. Les entreprises jouent donc à fond la carte de la concurrence avant de se délocaliser. « Elles vont à droite et à gauche pour trouver la meilleure offre possible », s’inquiète Bernhard Neidhart.
Corriger certains excès
Dans cette nouvelle forme de compétition internationale, la Confédération helvétique conserve toutefois de sérieux atouts. « La crise a mis en évidence certains risques dans d’autres pays, observe Sara Carnazzi. Avec une diminution de son PIB de 1,5 % en 2009, la Suisse a limité les dégâts par rapport à la zone euro en recul de 4 %. » Le pays est redevenu « un Etat refuge, veut croire Xavier Oberson. Les entreprises savent qu’elles seront ici tranquilles et peu taxées. »
Tout n’est pourtant pas rose au bord du lac Léman. Le coût de la vie prohibitif, les salaires élevés et l’absence de biens immobiliers vacants à Genève ou Zürich sont de véritables freins à l’arrivée de nouvelles multinationales. « Le manque de logements est un point sensible pour le développement de notre région », admet Daniel Loeffler. Les attaques concertées de Bruxelles et de Washington contre le secret bancaire en Suisse ont aussi obligé les agences de promotion économique à revoir leur stratégie d’approche des compagnies. « Nous entrons davantage en contact avec les entreprises en utilisant l’Internet afin de sauvegarder leur confidentialité, indique le directeur de l’Osec. Notre site est désormais disponible en dix langues afin de permettre aux patrons de se renseigner sur nos atouts sans nous rencontrer directement. Nous mettons également moins en avant notre faible fiscalité. »
D’une façon générale, on sent, en Suisse, la volonté de corriger certains excès.
« Zoug a pu parfois donner une mauvaise image à la Suisse, regrette Xavier Oberson. La Russie a même mis le canton sur sa liste des paradis fiscaux pendant un temps. » Rien d’étonnant à cela… « Quand vous domiciliez votre entreprise dans un lieu où vous n’employez même pas un salarié, vous cherchez à échapper aux impôts, rien de plus, s’emporte Beat Rhyner. Les boîtes aux lettres devraient disparaître car elles sont la cause de nos problèmes avec l’UE. Nous ne devrions pas provoquer Bruxelles en faisant des deals controversés et douteux. Ce n’est pas une bonne idée. » Zoug, qui abrite près de 10.000 holdings de pure forme, aurait donc du souci à se faire. « Des réformes vont être adoptées pour s’assurer que la Suisse ne soit plus aussi attractive auprès de multinationales sans réelle substance », promet Markus Schweizer, d’Ernst & Young. Pour forcer la main aux autorités locales qui disposent d’une large marge de manoeuvre en matière fiscale, Berne pourrait « modifier la loi d’harmonisation de l’impôt direct qui doit obligatoirement être respectée par tous les cantons », précise Xavier Oberson. Et qui sait, en se rachetant une réputation, la Confédération pourrait attirer encore plus de multinationales sur son sol…
« Le pays n’a toujours pas atteint son point de saturation, assure Markus Schweizer. Nous enregistrons notamment un regain d’intérêt des groupes basés dans les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine). » Une étude du cabinet McKinsey estime que près de 120 compagnies asiatiques pourraient installer leur siège régional dans la Confédération dans les dix prochaines années. En créant de 55.000 à 120.000 emplois sur place, elles permettraient au produit intérieur brut du pays de croître de 2 % à 4 %. « Les entreprises déjà implantées ici en attirent d’autres, résume l’économiste du Credit Suisse. C’est un cercle vertueux. »
Les secrets de la séduction
Des taux d’imposition très bas. C’est une spécialité des cantons alémaniques et en particulier des régions proches de Zürich comme Obwald, Schwyz et Nidwald qui proposent des taux maximums d’imposition pour les sociétés compris entre 13 % et 15 %. De l’autre côté du « fossé des röstis », les autorités locales sont moins « généreuses ». Etre au coeur de l’économie locale. Les villes de Zürich et de Genève n’offrent pas les taux d’imposition les plus bas, mais leurs excellentes infrastructures et leurs écoles internationales attirent les multinationales. Se concentrer autour de certains pôles d’activité. Proche de la frontière française et disposant de nombreux terrains inoccupés, le canton bilingue de Fribourg attire surtout des industriels, comme Michelin. La région de Neuchâtel profite, elle, de son savoir-faire historique dans la micromécanique et les technologies médicales pour séduire des groupes spécialisés dans ce secteur, tels que Medtronic ou Glenmark Pharmaceuticals.
http://www.lesechos.fr/info/enquete/020568849472-la-suisse-eternel-paradis-des-multinationales.htm
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